Mes textes

François Mauriac, Le jeune homme (1925)
L'enfant vivait au pays des merveilles, à l'ombre de ses parents, demi-dieux pleins de perfections. Mais voici l'adolescence, et soudain, autour de lui, se rétrécit, s'obscurcit le monde. Plus de demi-dieux : le père se mue en un despote blessant ; la mère n'est qu'une pauvre femme. Non plus hors de lui, mais en lui, l'adolescent découvre l'infini : il avait été un petit enfant dans le monde immense ; il admire, dans un univers rétréci, son âme démesurée. Il porte en lui le feu, un feu qu'il nourrit de mille lectures et que tout excite. Certes les examens le brident : " On a tant d'examens à passer avant l'âge de vingt ans, dit Sainte-Beuve, que cela coupe la veine. " Mais, enfin muni de diplômes, que fera-t-il ?
Il sent en lui sa jeunesse comme un mal, ce mal du siècle qui est, au vrai, le mal de tous les siècles depuis qu'il existe des jeunes hommes et qui souffrent. Non, ce n'est pas un âge " charmant ". Donnons un sens grave, peut être tragique, au vieux proverbe : " II faut que jeunesse se passe ". Il faut guérir de sa jeunesse ; il faut traverser sans périr ce dangereux passage.
Un jeune homme est une immense force inemployée, de partout contenue, jugulée par les hommes mûrs, les vieillards. Il aspire à dominer, et il est dominé ; toutes les places sont prises, toutes les tribunes occupées. Il y a le jeu sans doute, et nous jetons à la jeunesse un ballon pour qu'elle se fatigue.
Les vieillards mènent le monde, et nous ne saurons jamais ce que serait le gouvernement de la jeunesse. Ce qui s'appelle expérience, qu'est-ce donc ? Sommes-nous, par la vie, enrichis ou appauvris ? La vie nous mûrira, dit-on. Hélas ! Sainte-Beuve a raison d'écrire qu'on durcit à certaines places, qu'on pourrit à d'autres, mais qu’on ne mûrit pas.
Avancer en âge, c'est s’enrichir d'habitudes, se soumettre aux automatismes profitables ; c'est connaître ses limites et s'y résigner. Plus s'amasse notre passé et plus il nous détermine ; la part d'invention, la part d'imprévu que notre destinée comporte va se réduisant d'année en année, jusqu'à ce que nous n'ayons plus sous nos pas qu'un trou dans la terre. Qu'attendre d'un homme après cinquante ans ? Nous nous y intéressons par politesse et par nécessité, sauf s'il a du génie : le génie, c'est la jeunesse plus forte que le temps.

É M I L E Z O L A (1840 - 1902)
Lettre à la jeunesse, 14 décembre 1897
Ô jeunesse, jeunesse ! Je t'en supplie, songe à la grande besogne qui t'attend. Tu es l'ouvrière future, tu vas jeter les assises de ce siècle prochain, qui, nous en avons la foi profonde, résoudra les problèmes de vérité et d'équité, posés par le siècle finissant.
Nous, les vieux, les aînés, nous te laissons le formidable amas de notre enquête, beaucoup de contradictions et d'obscurités peut-être, mais à coup sûr l'effort le plus passionné que jamais siècle ait fait vers la lumière, les documents les plus honnêtes et les plus solides, les fondements mêmes de ce vaste édifice de la science que tu dois continuer à bâtir pour ton honneur et pour ton bonheur. Et nous ne te demandons que d'être encore plus généreuse, plus libre d'esprit, de nous dépasser par ton amour de la vie normalement vécue, par ton effort mis entier dans le travail, cette fécondité des hommes et de la terre qui saura bien faire enfin pousser la débordante moisson de joie, sous l'éclatant soleil.
Et nous te céderons fraternellement la place, heureux de disparaître et de nous reposer de notre part de tâche accomplie, dans le bon sommeil de la mort, si nous savons que tu nous continues et que tu réalises nos rêves